Septembre 1895La colonne légère

Carte d'avancée de la colonne légère - L'Illustration 1895 (coll. JPD)
Antanétibé (Kinadjy), 21 Septembre 1895.
Ma chère Angèle,
Nous faisons maintenant de grosses enjambées pour gagner Tananarive, le plus tôt possible.
Nous avons quitté Mangasoavina le 17, et nous sommes déjà au tiers de la route.
Aujourd’hui repos, et c’était nécessaire aussi bien pour les hommes que pour les animaux, car tout le monde est fatigué.
Nous occupons un grand plateau entouré de hautes montagnes de tous côtés.
Le village d’Antanétibé qui est à côté du bivouac, a été complètement brûlé et il ne reste que quelque pans de murs en terre glaise. Tous les silos qui étaient remplis de riz ont été ouverts et vidés pour donner à manger aux mulets qui fatiguent beaucoup.
Le pays que nous traversons est toujours aussi aride et aussi peu intéressant. Toujours l’immensité avec de l'herbe brûlée, sans villages, sans arbres.
Quelques petites vallées étroites sont verdoyantes ou contiennent quelques arbres, mais c’est tout.
Le col de Kiangara est pittoresque, mais tout aussi nu que le reste.
Nos hommes tiraient dur pour grimper.
Heureusement, l’eau est très abondante dans ce désert, car sans cela on ne pourrait pas vivre. Enfin la température est supportable et si nous étions passés ici, il y a un mois ou un mois et demi, nous aurions eu probablement très froid.
Il souffle un vent impétueux sur les hauts plateaux, et les nuits, surtout, sont fraîches.
Les Hovas avaient fortifié plusieurs passages, mais il n’a pas été difficile de les déloger, et je ne sais pas s’ils modifieront leur tactique plus haut, mais jusqu’ici, ils ne sont pas bien redoutables.
Nous portons avec nous sur des mulets, nos vivres pour 22 jours.
Il s’agit d’arriver dans ces limites, ce qui est certain avec la rapidité de la marche, et de trouver en arrivant de quoi vivre, ce qui n’est pas encore bien certain, car ils auront peut-être tout brûlé, comme ils l’ont fait jusqu’à aujourd’hui.
Nous ramassons des bœufs depuis Tafofo, ce qui n’est pas à dédaigner, car nous pourrions bien être heureux de les avoir plus loin.
En ce moment, notre marche rapide surprend les Hovas qui étaient habitués à nous voir marcher très lentement.
Nous partons demain pour Maharidaza ; ce sera une rude étape pour tout le monde, mais nos hommes commencent à être entraînés et marchent bien.
Avant de partir, nous leur avons donné à chacun une paire de brodequins neufs. Nous avons moins de malades ; d’ailleurs on avait éliminé, avant le départ, tous les hommes qui étaient douteux.
La région que nous parcourons est saine, et je pense que la fièvre va enfin nous abandonner.
Quant à moi, je me porte toujours aussi bien que par le passé, et je dois m’estimer très heureux d’avoir supporté si bien cet affreux climat.
Le bataillon du 200e qui est avec nous, a été encore plus éprouvé que nous. Il a reçu des hommes de France, mais ils manquent d’énergie et le moindre petit accès les abat.
Ils laissent beaucoup de traînards en arrière. D’ailleurs, la route en est jalonnée qui proviennent de toutes les armes, mais surtout de l’artillerie et du génie.
C’est encore l’Infanterie de Marine qui tient le mieux.
Mon bataillon a été le plus éprouvé, parce que c’est celui qui est resté le plus longtemps dans les régions marécageuses et malsaines.
Aussi, on nous a mis à la réserve avec le 200e ; ce qui n’est pas amusant car les occasions nous manqueront de faire quelque chose. Nous n’avons qu’un avantage, c’est de moins nous presser et de moins fatiguer nos hommes.
Ankazobé, 23 Septembre 1895.
Nous entrons aujourd’hui dans l’Emyrne et nous avons fait la moitié de la route. Toujours même nudité et aridité dans le paysage ; tous les villages sont brûlés, et ils sont nombreux sur notre passage. Nous trouvons quelques Hovas sur la route qui sont bien misérables, et qui ne demandent qu’à manger.
Nous sommes sans nouvelles de l’avant-garde qui est à deux journées en avant. Il est probable qu’elle rencontre toujours aussi peu de résistance, et que la marche est rapide, et c’est ce qui explique qu'on sache peu de choses à son sujet.
Nous continuons à être bien approvisionnés, et nous trouvons beaucoup de riz sur le pays et quelques patates, du manioc, et même des taros, mais ces derniers sont rares ; ce n’est pas la culture du pays.
Ma santé est toujours bonne. J'ai failli perdre mon cheval d’un accès de fièvre qui lui avait donné une paralysie du train de l’arrière.
Je suis resté deux jours sans pouvoir le monter. Aujourd’hui il est complètement rétabli et j’ai pu faire une partie de la route sur son dos.
Nous faisons de fortes étapes, 18 km en moyenne, et les hommes sont sac au dos.
Les miens résistent bien, mais ceux du 200e, et surtout les nouveaux venus, fondent et on les voit rester souvent en arrière.
En ce moment, on ne fait plus de paternité avec eux, et leurs chefs se montrent impitoyables. On leur retire leurs fusils et leurs munitions, et ils suivent comme ils peuvent.
Plusieurs mettent beaucoup de mauvaise volonté, et c’est ce qui a conduit à ces mesures de rigueur. La guerre n’a rien de rose, je t’assure, et c’est à vous dégoûter du genre humain.
Dans quelques jours nous serons fixés sur notre sort, et tu l’apprendras par télégramme, car le général en chef sera trop heureux d’annoncer, le plus rapidement possible, la grande nouvelle à la France entière.
Ceux qui arriveront au bout pourront dire qu’ils sont solides et qu’ils ont de l’énergie, et on pourra les récompenser sans regret.
Bien des choses aux connaissances. Embrasse les parents pour moi et fais mes plus gros baisers aux fillettes.
Je te dévore de caresses.
Émile.